Un centre d’art et une fabrique des arts vivants dans un espace d’hospitalités

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Le Journal

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Le soin de soi

#Paroles 3 bis f
Jasmine Lebert, Janvier 2022  
© Gégoire Édouard

Une année chaotique se termine, une nouvelle s’ouvre entre prudence et espoir d’un renouveau qui finira bien par éclore. Au 3 bis f, cet automne, une activité intense a croisé les recherches des artistes au travail, de l’équipe, des patients, des soignants et des visiteurs fréquentant notre lieu dans le Centre Hospitalier psychiatrique.Au jardin, nous avons planté des arbres : abricotiers, amandiers, grenadiers… 

Dans ce jardin d’art et d’essai, comme dans les autres espaces de vie et de travail du 3 bis f, tout est expérience : expérience de l’autre, expérience de soi. Le centre d’arts contemporains, fraîchement labellisé d’intérêt national, poursuit et amplifie son approche multiple de la création artistique, pluridisciplinaire, au sein de laquelle tous les arts sont vivants : des arts de la scène aux arts visuels. Comme les arbres que notre éclectique collectif a mis en terre en pensant à demain, les pratiques artistiques partagées et gestes échangés y peuplent les espaces et les êtres.

(Se) préserver, créer, transformer 

Qu’est-ce que l’on choisit d’écouter, de préserver, de conserver, de réparer ? Quels récits ? Quelles parties de nous-mêmes ? Quelles réminiscences, quels futurs ? De septembre à décembre, nous avons rencontré au 3 bis f notre rapport à la finitude et à la vie avec Hiboux des Trois points de suspension, l’histoire contemporaine de la Syrie par les protagonistes racontant leur propre histoire, réunis par le metteur en scène franco-syrien Ramzi Choukair ; d’autres trajectoires de réfugiés racontées par les marionnettes d’Anima Théâtre ;  le manifeste de vie en couleurs de Charlotte Vitaioli ; les récits au futur à inventer des chorégraphes Emma Tricard et Cécile Bally ou encore de l’artiste plasticienne, autrice et metteuse en scène Anne-Sophie Turion ; ceux qui habitent les espaces avec l’artiste plasticien et architecte Ben Weir ; les contes invisibles de Léna Hiriartborde, artiste visuelle explorant la matière et la chimie qui nous constituent ; les liens nouveaux à inventer aux animaux comme l’expérimente la chorégraphe Balkis Moutashar… Et si tous ces récits nous maintenaient tout simplement en vie ?

Les champs de recherches ouverts par la neuro-esthétique depuis le début des années 2000 explorent ce qui s’active dans le cerveau lors de nos appréciations esthétiques. En biologie, l’homéostasie est un phénomène par lequel un facteur clé (comme la température) est maintenu autour d’une valeur bénéfique pour le système considéré, grâce à un processus de régulation : il s’agit de la capacité globale d’un système à maintenir tout un ensemble de facteurs clés chez un organisme vivant. La biologiste Gesche Westphal-Fitch 1  envisage l’art comme une forme d’homéostasie, une possible régulation de soi à travers des stimuli sensoriels activant des circuits du cerveau liés au plaisir et la joie, améliorant les états biologiques du corps. Une science psychobiologique des arts émerge dans la littérature médicale, approfondissant pourquoi l’art est si important pour la vie humaine et contribue à la santé de l’individu. La biologiste précise qu’il n’y a pas de zone spécifique dédiée dans le cerveau à la création artistique (à la différence de la zone du langage qui se situe dans l’hémisphère gauche) : la création artistique en cours de fabrication mettrait en jeu tout notre corps, en engageant des liens interpersonnels, au-delà du langage. Lors des sessions du 3 bis f, temps d’ateliers de partage de la création mêlant patients, soignants à tous les publics, en faisant de la différence une valeur ajoutée dans ce processus d’émergence des matières et des formes, c’est bien l’engagement commun des gestes qui réveille parfois les corps.

Se réapproprier son corps est souvent, comme l’énonce la philosophe Elsa Dorlin 2, l’expression d’un « rapport à soi qui demeure immanent aux élans vitaux, aux mouvements corporels en tant qu’ils tendent à perdurer dans le temps »  : si la philosophe évoque ici la défense de soi en référence à la manière dont l’envisage Hobbes, l’élan vital dont il est question est bien celui du corps, comme source de tout mouvement de vie et moteur d’actions engagées et engageantes, de soi vers soi.


(Se) rencontrer, à travers l’autre 

Si la capacité d’un travail artistique peut nous amener à créer une communauté de sentiments et à faire corps commun, cela peut aussi être en rencontrant une nouvelle partie de soi-même. Adopter mentalement la position de l’autre, c’est souvent ce qui sous-tend la démarche artistique mais c’est aussi ce dont est porteur chaque être humain. L’anthropologue Philippe Descola 3  appelle « formes de mondiation », cette diversité des processus de composition des mondes, au sens d’une diversité d’interprétations et de constructions possibles d’un rapport au monde, selon des repères communs et expériences partagées. Le mouvement de mondiation est engagé, selon lui, par un humain dès la naissance : il ne produit pas une vision du monde, il produit un monde au sens propre, qui « chevauche sur ses marges d’autres mondes du même genre qui ont été actualisés par d’autres humains ». Descola évoque ce concept de mondiation dans le cadre d’une anthropologie comparative fondée sur des schèmes cognitifs et sensitifs liés à des milieux physiques et sociaux particuliers, mais cette idée qu’il y aurait autant de mondes que d’êtres humains est également porteuse de sens au sein d’une même société. C’est le pari sur lequel reposent les formes d’échanges et de trocs qui ont lieu au 3 bis f dont le projet repose sur l’idée de la valeur de la singularité de chacun de ces mondes. Les solidarités, les complémentarités inter-sectorielles entre les mondes ouvrent la voie à des liens improbables, à des espaces d’invention, à de nouvelles alliances possibles.

Que cette nouvelle année 2022 soit porteuse d’innombrables rencontres avec d’autres mondes, qu’une myriade de récits se croisent et s’entremêlent, créant les planètes à venir de nos constellations intérieures.


Jasmine Lebert 

Janvier 2022


1 Gesche Westphal-Fitch, Bioaesthetics: The evolution of aesthetic cognition in humans and other animals, 2018, Medical University of Vienna.

2 Elsa Dorlin, Se défendre, Une philosophie de la violence, 2019, La Découverte.

3 Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil, 2021.

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